5
Lestat :
Ceci est Mon Corps,
Ceci est Mon Sang
Je me réveillai dans le silence ; l’air était chaud et imprégné d’une odeur marine.
Je n’avais plus la notion du temps. Mais ma faiblesse était telle que j’étais certain de ne pas avoir dormi une journée entière. Nous avions peut-être suivi la trajectoire de la nuit autour du globe, ou encore parcouru l’espace au hasard, car Akasha n’avait sans doute nul besoin de dormir.
Ce n’était certes pas mon cas. Mais ma curiosité était trop grande pour somnoler plus longtemps. Et mon angoisse aussi. D’autant que j’avais rêvé de sang humain.
J’étais dans une chambre spacieuse, ouverte à l’ouest et au nord sur des terrasses. Le bruit des vagues me parvenait, pourtant la brise était légère et parfumée. Lentement, j’inventoriai la pièce.
Un somptueux mobilier de style baroque, probablement d’origine italienne. Tout le luxe moderne. J’étais étendu sous une moustiquaire dans un lit à colonnes doré et tendu de rideaux de soie. Un épais tapis blanc recouvrait le parquet d’origine.
J’aperçus une commode garnie d’objets de toilette en cristal et en argent et d’un antique téléphone blanc. Des chaises tapissées de velours. Une télévision géante et un meuble stéréo. Des tables basses jonchées de journaux, de cendriers et de carafons de vin.
De toute évidence, des gens habitaient ici encore quelques heures plus tôt, mais à présent ils étaient morts. En fait, cette île était infestée de cadavres. Alors que je savourais voluptueusement la beauté de ce décor, le bidonville m’apparut soudain. Sa saleté, ses toits en tôle ondulée, la boue, la vermine. Et moi, je me prélassais dans ce paradis, cet hypothétique paradis.
La mort planait de nouveau. Nous l’avions apportée.
Je me levai, sortis sur la terrasse et vis, par-dessus la balustrade de pierre, une plage de sable blanc. Aucune terre à l’horizon, seulement la mer moutonnante. L’écume dentelée des vagues qui brillaient sous la lune. J’étais dans un vieux palais du XVIe siècle, orné de chérubins et d’urnes, aux murs ocre patinés par le vent. Une demeure splendide. A travers les persiennes des autres fenêtres filtrait de la lumière. En contrebas, sur une autre terrasse se lovait une petite piscine.
Et à ma gauche, là où la baie s’incurvait, je distinguai, nichée dans la falaise, une villa à l’architecture élégante. Les habitants étaient morts, là aussi. Nous étions au bord de la Méditerranée, dans une île grecque, j’en étais sûr.
Je tendis l’oreille. Des cris venaient de l’intérieur des terres, au-delà de la colline. Des cris d’hommes qu’on massacrait. Je m’appuyai au chambranle, essayant de maîtriser les battements de mon cœur.
Un souvenir m’assaillit soudain – je me revis dans le temple d’Azim au milieu du troupeau des fidèles, transperçant la chair humaine de ma lame invisible. J’étais assoiffé. Ou était-ce seulement le désir qui me tenaillait ? Ces corps mutilés, convulsés dans un ultime effort, ces visages maculés de sang.
Non, je n’y étais pour rien, ce n’était pas possible... Si, pourtant.
Maintenant une odeur de fumée montait jusqu’à moi, une fumée âcre comme celle des bûchers dans la cour du temple. Je fut pris de nausée. Je me tournai vers la mer et aspirai une longue bouffée d’air pur. Si je ne me protégeais pas, les voix allaient m’envahir, celles de l’île tout entière, celles des autres îles et du continent voisin. Je sentais la clameur prête à fondre sur moi. Il fallait que je la repousse.
Puis j’entendis un bruit, un bruit tout proche. Des femmes erraient dans cette vieille demeure. Elles approchaient de ma chambre. La porte s’ouvrit à deux battants et des paysannes en corsage, jupe et fichu entrèrent dans la pièce.
Une longue file de jeunes beautés, de matrones corpulentes et même de petites vieilles tannées et ridées sous leur chevelure neigeuse. Elles étaient chargées de vases de fleurs qu’elles disposèrent sur les meubles. L’une d’elles, une créature svelte, au long cou gracile, s’avança avec une grâce un peu gauche et alluma les innombrables lampes.
L’odeur de leur sang. Comment pouvait-elle m’enivrer à ce point puisque je n’avais pas soif ?
Alors que je me contentais de les observer de la terrasse, elles se regroupèrent au centre de la chambre et, comme hypnotisées, me dévisagèrent. Subitement, je me rendis compte du spectacle que je leur offrais avec mon costume de vampire en loques et tout éclaboussé de sang.
Et ma peau, comme elle avait changé. Elle était plus livide, plus spectrale, bien sûr. Mes yeux aussi devaient être plus brillants. Mais peut-être me laissais-je abuser par leurs réactions naïves. Avaient-elles jamais vu l’un d’entre nous ?
J’avais cependant l’impression de naviguer en plein rêve. Ces femmes au regard noir et morne – même les plus corpulentes avaient un visage mélancolique – assemblées là à me fixer et qui soudain s’agenouillèrent une à une. Agenouillées, encore une fois. Je poussai un soupir. Elles avaient cette expression égarée des gens qui sont soustraits à la réalité. Une apparition se manifestait à elles, et la situation était d’autant plus comique que moi aussi, j’avais l’impression d’être devant une cohorte de spectres.
A mon corps défendant, je lus dans leurs pensées.
La Sainte Mère leur était apparue. C’était ainsi qu’elles la nommaient. La Madone. La Vierge. Elle était descendue dans leurs villages et leur avait ordonné de tuer leurs époux et leurs fils. Tous, même les nouveau-nés. Et elles les avaient immolés ou avaient assisté au massacre. Maintenant un élan de foi et d’exaltation les portait. Elles avaient été témoins d’un miracle ; la Madone leur avait parlé. La Mère séculaire, la Mère qui, même avant la naissance du Christ, vivait dans les grottes de cette île, la Mère dont parfois encore on exhumait les statuettes.
En son nom, elles avaient abattu et jeté dans la mer les colonnes des temples, ces ruines que les touristes venaient visiter ; elles avaient incendié l’unique église, cassé les vitraux à coups de pierre et de bâton, brûlé les fresques.
Quant à moi, qu’étais-je pour elles ? Pas seulement un dieu. Pas seulement l’élu de la Sainte Mère. Non, autre chose. Et j’en étais intrigué tandis que je demeurais là, pris au piège de leurs regards, révolté par leurs croyances, fasciné et effrayé tout à la fois.
Pas par elles, bien sûr, mais par tout ce qui se passait. Par cette sensation délicieuse que j’avais d’être contemplé par des mortels comme je l’avais été sur scène. Des mortels qui devinaient mon pouvoir après toutes ces années passées dans l’ombre, des mortels accourus pour me vénérer. Des mortels comme tous ces malheureux dont les corps jonchaient le sentier de la montagne. Mais eux avaient été des adorateurs d’Azim. N’était-ce pas pour mourir qu’ils avaient accompli tout ce chemin ?
Le cauchemar reprenait. Il fallait que je l’arrête. Que je cesse de l’accepter, de m’inventer des circonstances atténuantes !
Je n’allais pas me mettre à croire que j’étais vraiment... Je savais qui j’étais, non ? Et ces pauvres femmes ignorantes, ces femmes pour qui les postes de télévision, les téléphones étaient des objets prodigieux, pour qui tout progrès constituait une forme de miracle... quand elles se réveilleraient demain, qu’elles comprendraient l’atrocité de leur acte !
Mais, pour l’heure, la paix nous enveloppait. L’arôme familier des fleurs, le sortilège. Dans le silence, mes visiteuses captaient des instructions.
Elles commencèrent à s’agiter. Deux d’entre elles se relevèrent et pénétrèrent dans la salle de bains contiguë – l’une de ces immenses pièces en marbre que les riches Italiens et Grecs affectionnent. L’eau chaude coulait à flots ; la vapeur s’échappait par l’entrebâillement de la porte.
D’autres femmes se dirigèrent vers la penderie pour en sortir des vêtements propres. Le pauvre diable à qui avait appartenu ce petit palais et dont il ne restait qu’une cigarette dans le cendrier et des traces de doigts sur le téléphone, avait eu le sens du luxe, en tout cas.
Deux jeunes filles s’approchèrent de moi pour me guider jusqu’à la salle de bains. Je ne réagis pas. Je sentais leurs mains sur mon corps – des mains humaines et tièdes qui frémirent au contact de la texture de ma peau. Cet attouchement me fit délicieusement tressaillir. Elles me suppliaient de leurs magnifiques et limpides yeux noirs, elles me tiraient doucement, elles voulaient que je les suive.
J’y consentis. Des dalles de marbre blanc, une robinetterie dorée, des rangées miroitantes de flacons remplis de savons liquides et de parfums sur les tablettes ; une splendeur digne de la Rome ancienne, tout bien considéré. Et l’immense vasque débordante de mousse. Tout ça était fort tentant, ou du moins l’aurait été à un autre moment.
Elles me dévêtirent. Quelle sensation fascinante, jamais personne ne s’était permis pareille familiarité à mon endroit. Pas depuis l’époque où j’étais vivant, et encore, lorsque j’étais enfant. Le corps parcouru de frissons, j’observais toutes ces petites mains brunes, ces regards féminins brûlants d’adoration.
A travers la buée, je fixai le miroir – un mur entièrement recouvert de glace, en fait – et je me vis pour la première fois depuis le début de cette sinistre odyssée. Je fus frappé de stupeur. Ce ne pouvait être moi. Non, c’était impossible !
J’étais beaucoup plus pâle que je ne l’imaginais. Je repoussai les femmes et me plantai devant la glace. Ma peau avait un éclat nacré ; mes pupilles irisées de toutes les couleurs du prisme brillaient d’une lumière glaciale. Pourtant, je ne ressemblais pas à Marius. Ni à Akasha. Mon visage était encore marqué de petites rides !
En d’autres termes, mon teint s’était éclairci sous l’effet du sang d’Akasha, mais ma figure n’était pas encore lisse. J’avais gardé une expression humaine. Et curieusement, ces légers sillons étaient d’autant plus visibles. Même les lignes sur ma paume étaient plus profondément marquées qu’autrefois.
Mais quelle piètre consolation, alors que j’étais plus que jamais singulièrement différent des êtres humains ! D’une certaine façon, cette découverte m’était plus pénible que mes vaines tentatives, deux siècles auparavant, quelques heures après ma mort, pour déceler sur mon visage une trace d’humanité. J’étais tout aussi terrifié aujourd’hui.
Je scrutai mon image. Mon torse était aussi blanc qu’un buste de marbre. Et mon sexe, cet organe désormais inutile, se dressait, comme prêt à accomplir ce pour quoi il était désormais sans besoin ni désir. De l’albâtre. Un Priape devant un portail.
Sidéré, j’observai les femmes, leurs gorges, leurs seins, leurs bras humides et ravissants. Elles semblaient irrésistiblement attirées par moi.
La vapeur exaltait l’odeur de leur sang. Je n’avais pas soif cependant, pas vraiment. Akasha m’avait comblé, mais cette senteur m’excitait un peu. Non beaucoup.
J’avais envie de leur sang – et ce désir n’avait rien à voir avec la soif. J’en avais envie de la même manière qu’un homme peut vouloir un bon vin après s’être désaltéré. Ce même besoin multiplié par cent. Un besoin si impérieux que je m’imaginais les prenant l’une après l’autre, transperçant leurs gorges délicates et abandonnant leurs cadavres sur le dallage.
Non, je ne me laisserai pas aller à pareille débauche, me raisonnai-je. Et la violence de cette avidité, sa cruauté, me fit monter les larmes aux yeux. Qu’étais-je devenu ? Mais je ne le savais que trop ! Vingt hommes ne seraient pas parvenus à me maîtriser alors que moi, je pouvais les exterminer. Je pouvais traverser le plafond, si je le voulais, et m’échapper de cet endroit. Je pouvais accomplir des choses dont je n’avais jamais rêvé. Sans doute possédais-je le don du feu, maintenant ; comme elle, comme Marius à l’entendre, j’étais capable de brûler n’importe quoi. C’était juste une question de puissance. Et de concentration, de soumission...
Les femmes m’embrassaient. Elles couvraient mes épaules de baisers. Une sensation merveilleuse, cette caresse de leurs lèvres sur ma peau. Je souris malgré moi et enfouis mon visage au creux de leurs petits cous tièdes, leurs seins pressés contre ma poitrine. Leurs doux bras, leur exquise chair humaine m’enveloppaient.
J’entrai dans la vasque et me livrai à leurs mains diligentes. Elles aspergèrent délicieusement mon corps d’eau chaude – ce qui suffit à emporter la saleté qui n’adhère jamais à notre peau –, puis me rincèrent les cheveux.
Oui, ce cérémonial était bien plaisant. Cependant, je n’avais jamais été aussi seul. Je m’abîmai dans cette volupté. Faute de pouvoir faire autre chose.
Quand elles en eurent terminé, je choisis le parfum qui me plaisait et ordonnai à mes odalisques de me débarrasser de leurs compagnes. Je parlai français, mais elles semblaient me comprendre. Elles m’enfilèrent alors les vêtements que je leur désignais parmi ceux qu’elles me tendaient. Le maître de cette demeure, sans doute un peu plus grand que moi, paraissait avoir eu une prédilection pour les chemises de lin et les chaussures sur mesure.
J’optai pour un complet de pongé gris, finement tissé, d’une coupe résolument moderne. Et pour des accessoires en argent. La montre-bracelet de l’homme, ses boutons de manchettes sertis de brillants et une épingle de diamant que je fixai au revers étroit du veston. Mais ce costume me produisait une impression bizarre. C’était comme si je percevais le contour de mon corps sans réellement le sentir. Cette impression n’était pas nouvelle. Elle me ramenait deux siècles en arrière. Toujours les mêmes vieilles questions. Pourquoi diable ce cauchemar s’abattait-il sur moi ? Comment maîtriser ces sensations ?
Un instant, je me demandai s’il me serait possible de me moquer de tout ça. De prendre du recul, de considérer ces femmes comme des représentantes d’une autre espèce, des créatures dont me nourrir ? J’avais été brutalement arraché à leur monde ! Où étaient mon ancienne amertume, les bons prétextes que je me donnais pour justifier indéfiniment ma cruauté ? Pourquoi l’avais-je toujours exercée sur des cibles aussi dérisoires ? Non qu’une vie fût dérisoire. Oh non, aucune vie ne l’était ! Et c’était bien là le problème. Pourquoi moi qui tuais d’ordinaire avec une telle désinvolture, craignais-je de bouleverser les précieuses traditions de ces paysans ?
Pourquoi ma gorge se serrait-elle ? Pourquoi pleurais-je intérieurement, comme si moi aussi j’agonisais ?
Un autre démon, un immortel dénué de scrupules, aurait peut-être apprécié cette situation ; il aurait ricané des visions d’Akasha, tout en glissant aussi aisément dans la tunique d’un dieu que je m’étais coulé dans ce bain parfumé.
Mais rien, jamais, ne pourrait m’octroyer cette liberté. Même pas son approbation à elle. Son pouvoir, bien que d’un niveau supérieur, était de même nature que le nôtre. Et ce dernier ne nous avait jamais rendu la lutte facile – victorieux ou vaincus, nous souffrions le martyre.
Cet assujettissement du monde à une seule volonté était inconcevable ; d’une façon ou d’une autre, il me fallait déjouer ce projet, et à condition de garder mon calme, j’en trouverais le moyen.
Cependant, les mortels n’avaient cessé de s’infliger de semblables horreurs ; des hordes barbares avaient terrorisé des continents entiers, dévastant tout sur leur passage. Ses idées de conquête et de domination n’étaient peut-être qu’une réaction bien humaine ? Peu importait. Les méthodes qu’elle employait pour réaliser ses rêves étaient, elles totalement inhumaines !
J’allais me remettre à pleurer si je m’entêtais à chercher une solution ; et ces tendres créatures autour de moi en seraient encore plus misérables et décontenancées.
Quand je portai mes mains à mon visage, elles ne s’écartèrent pas, mais continuèrent à me brosser les cheveux. Des ondes de plaisir couraient le long de ma nuque. Le battement du sang dans leurs veines devint soudain assourdissant.
Je leur dis que je voulais être seul. Je ne pouvais résister plus longtemps à la tentation. Et j’aurais juré qu’elles savaient ce qui me torturait. Elles le savaient et y consentaient. Ce sang sombre et salé à portée de mes lèvres. C’en était trop. Aussitôt, elles obéirent, quelque peu effrayées. En silence, elles quittèrent la pièce à reculons, comme s’il était inconvenant de me tourner le dos.
Je consultai le cadran de la montre. Plutôt comiques, ces aiguilles qui marquaient l’heure à mon poignet. Subitement, j’en fus irrité. Alors le verre vola en éclats. Le mécanisme jaillit du boîtier. Le bracelet se détacha et le bijou tomba par terre. Les minuscules roues dentées disparurent entre les boucles de la moquette.
— Grand dieu ! murmurai-je.
Mais pourquoi pas, si je pouvais rompre un cœur ou une artère ? Il s’agissait maintenant de contrôler cette nouvelle arme, de la diriger, de ne pas la laisser s’échapper à tort et à travers.
Je choisis au hasard sur la commode un petit miroir dans un cadre d’argent. Je pensai : Casse, et il explosa en fragments scintillants. Dans le silence sépulcral, j’entendis les morceaux s’écraser contre les murs.
Bon, voilà au moins un truc utile, autrement plus utile que de massacrer des gens. Je fixai le téléphone posé à l’extrémité de la commode, je me concentrai, laissai le pouvoir s’accumuler, puis le contins et l’ajustai afin de faire lentement glisser le socle sur la plaque de verre qui recouvrait le marbre de la commode. Bien. Parfait. Les flacons basculèrent et dégringolèrent sous la poussée du téléphone. Je stoppai l’expérience. N’empêche que j’étais incapable de redresser ou de ramasser les flacons. Une seconde, bien sûr que je le pouvais. Je me représentai une main qui les remettait d’aplomb. Le pouvoir n’obéissait certes pas au sens propre du terme à cette image conçue dans ma tête, mais grâce à elle, je parvenais à le maîtriser. Je relevai tous les flacons et les remis en place.
Saisi d’un léger tremblement, je m’assis sur le lit afin de réfléchir, mais j’étais trop impatient pour approfondir la question. L’essentiel était que ce phénomène relevait de mécanismes physiques, énergétiques. Il n’était jamais qu’une extension des pouvoirs que je possédais avant. Même au début, par exemple, quelques semaines après que Magnus m’eut métamorphosé, j’avais réussi une fois, au cours d’une dispute, à envoyer voler à travers la pièce mon bien-aimé Nicolas comme si je l’avais frappé d’un poing invisible. Mais j’étais alors sous le coup de la fureur, et jamais par la suite je n’avais été capable de renouveler ce petit tour. Néanmoins, ma dernière prouesse était du même ordre.
— Tu n’es pas un dieu, conclus-je.
Pourtant ce décuplement de mon pouvoir, cette nouvelle dimension, comme on disait si pertinemment aujourd’hui... Hummmm...
Je regardai le plafond et décidai que je voulais m’élever lentement pour laisser courir ma main tout autour de la moulure centrale. Le vide se fit en moi, et aussitôt, j’eus conscience de flotter dans les airs. Et ma main, voilà que ma main, me semblait-il, s’enfonçait dans le plâtre. Je redescendis de quelques centimètres et examinai la chambre.
Seigneur, j’avais oublié mon corps en bas ! J’étais toujours installé là, sur le rebord du lit. Je me contemplais, planant au-dessus de ma propre tête. J’étais assis – mon corps, en tout cas –, immobile, à m’observer d’un air songeur. Marche arrière. Je me retrouvai, indemne, Dieu merci, sur la terre ferme, essayant de comprendre ce qui s’était passé.
Eh bien, ce n’était pas sorcier. Akasha m’avait expliqué comment son esprit pouvait se dégager de son enveloppe charnelle. Et les mortels avaient de tout temps vécu ce genre d’expériences, du moins le prétendaient-ils, à en juger par les tonnes de récits qu’ils avaient écrits sur ces périples invisibles.
Moi-même, j’y étais presque arrivé quand j’avais tenté de voir l’intérieur du temple d’Azim, mais Akasha m’avait arrêté parce qu’aussitôt livré à lui-même, mon corps s’était mis à dégringoler. Et bien avant, je me rappelais deux ou trois aventures du même ordre... N’empêche que je n’avais jamais trop cru à ces vantardises des mortels.
Maintenant je savais que j’étais tout aussi doué qu’eux. Mais pas question de me laisser ballotter au hasard, je pris la décision de remonter, cette fois avec mon corps. Aussitôt dit, aussitôt fait, et ma main caressa docilement la frise. Parfait.
Je redescendis et recommençai la première opération. Avec mon esprit seulement. La même sensation de vertige. Je jetai un coup d’œil à mon corps, puis traversai la toiture du palais et cinglai en direction de la mer. Inexplicablement, tout paraissait différent. Je n’étais pas certain que le ciel, la mer soient réels. C’était plutôt comme une image nébuleuse des deux éléments confondus, et je n’aimais pas ça. Pas du tout. Non, merci. Mieux valait rentrer ! A moins d’ordonner à mon corps de me rejoindre ? Je m’y évertuai sans succès. Et je n’en fus pas surpris. J’avais comme une sorte d’hallucination. Je ne m’étais pas réellement évadé de mon corps, autant en prendre mon parti.
Et Bébé Jenks, alors ? Les merveilles qu’elle avait vues en émergeant du tunnel ? Était-ce aussi une hallucination ? Sans doute ne le saurai-je jamais.
Rentre !
J’étais assis. Au bord du lit. Bien confortablement. Je me levai et arpentai la pièce, examinant les fleurs, la façon bizarre dont les pétales blancs absorbaient la lumière des lampes alors que les rouges semblaient au contraire plus foncés. Les miroirs, les flacons et les bibelots miroitaient d’un éclat doré.
Cette masse de détails, cette complexité extraordinaire de la chambre me donnèrent soudain le tournis.
Je m’effondrai sur une chaise près du lit. La nuque appuyée contre le dossier de velours, j’écoutai les battements de mon cœur. La dématérialisation n’était pas mon fort ! Jamais plus je ne m’y essayerais !
Un rire jaillit alors, perlé, doux. Akasha était là, quelque part derrière moi, près de la commode peut-être.
Une vague de bonheur me submergea à l’idée de la voir, d’entendre sa voix. Je fus surpris de l’intensité de mon ravissement. J’avais envie de poser mon regard sur elle, mais je ne tournai pas la tête.
— Cette faculté de voyager en dehors de ton corps, tu la partage avec les mortels, dit-elle. C’est leur petit jeu favori.
— Je sais, répondis-je, maussade. Ils peuvent se le garder. J’ai l’intention de voler avec mon corps, puisque j’en suis capable.
Un nouvel éclat de rire. Le rire caressant que j’entendais en rêve.
— Jadis, les hommes se rendaient au temple pour y parvenir, poursuivit-elle. Ils absorbaient les breuvages que leur donnaient les prêtres. C’est en parcourant les cieux qu’ils s’initiaient aux mystères de la vie et de la mort.
— Je sais, répétai-je. J’ai toujours pensé qu’ils devaient être ivres ou défoncés, comme on dit aujourd’hui.
— Tu es bien brutal, murmura-t-elle. Tes réactions sont si vives.
— Parce que c’est ça ce que tu appelles être brutal ? rétorquai-je.
L’odeur âcre des feux qui brûlaient sur l’île m’emplit soudain les narines. Une puanteur. Dieu du ciel. Et nous parlions comme si de rien n’était, comme si ces atrocités n’avaient pas pénétré l’univers des mortels...
— Et tu n’as pas peur de voler avec ton corps ? m’interrogea-t-elle.
— Tout me fait peur, tu le sais. Quand connaîtrai-je les limites de mon pouvoir ? Puis-je, par exemple, demeurer sur cette chaise et tuer des mortels à des kilomètres d’ici ?
— Allez, déclara-t-elle, tu découvriras tes limites plus tôt que tu ne le penses. Il en est de ce mystère comme des autres. Ils n’en recèlent aucun.
Je ris à mon tour. Une fraction de seconde, la rumeur des voix monta, puis elle se fondit en un bruit bien distinct – celui des cris portés par le vent, les cris qui venaient des villages de l’île. Ils avaient mis le feu au petit musée avec ses statues antiques, ses icônes et ses peintures byzantines.
Toutes ces richesses parties en fumée. Tant de vies parties en fumée.
Il fallait que je voie son visage immédiatement. Les glaces étaient placées de telle sorte que je ne pouvais apercevoir son reflet. Je me levai.
Elle se tenait près de la commode, elle aussi habillée de neuf et coiffée différemment. Elle était encore plus ravissante, mais tout aussi intemporelle. Un petit miroir à la main, elle paraissait perdue dans la contemplation de sa propre image, mais en réalité, elle écoutait les voix ; et je les entendais, moi aussi.
Un frisson me parcourut. Elle ressemblait à ce qu’elle avait jadis été, cette silhouette pétrifiée sur le banc royal.
Elle s’anima soudain, se regarda dans le miroir, puis le posa et leva les yeux vers moi.
Ses tresses étaient dénouées et sa chevelure de jais ondulait sur ses épaules, si lourde, si brillante que j’eus envie d’y enfouir mes lèvres. Sa tunique, de forme identique à la précédente, avait sans doute était taillée par les femmes dans un coupon de soie amarante trouvé dans l’île. Cette couleur teintait de rose ses joues et ses seins que révélait l’ample drapé retenu aux épaules par de minuscules agrafes d’or.
Elle portait des colliers de facture moderne, perles, opales, rubis, entrelacés de chaînes en or, mais leur profusion leur donnait un caractère archaïque.
Contre sa peau satinée, tous ces bijoux semblaient irréels ! Ils se perdaient dans l’éclat de sa personne, de même que ses yeux lumineux, sa bouche étincelante.
Sensuelle, divine, elle était faite pour habiter un palais de rêve. De nouveau, je désirais son sang, ce sang qui ne dégageait aucune odeur et n’obligeait pas à tuer. Je désirais toucher cette chair impénétrable qui pourtant céderait comme un glacis fragile.
— Tous les hommes sont morts sur cette île, n’est-ce pas ? demandai-je, rompant le charme.
— Tous sauf dix. Ils étaient sept cents. J’en ai épargné sept.
— Et les trois autres ?
— Ils sont pour toi.
J’écarquillai les yeux. Pour moi ? Mon envie de sang se modifia un peu, englobant celui des humains – ce nectar chaud, bouillonnant, odorant, ce suc... Je n’éprouvais aucun besoin organique. Mais cette soif – c’était bien ainsi que je devais dénommer ce désir qui me tenaillait – m’était encore plus douloureuse.
— Tu n’en veux pas ? fit-elle, moqueuse. Mon dieu capricieux qui se dérobe à son devoir. Tu sais, durant toutes ces années, alors que je t’écoutais, bien avant que tu ne composes des chansons pour moi, j’étais contente que tu t’attaques uniquement aux jeunes gens, aux forts. Que tu pourchasses les voleurs et les assassins et que tu prennes plaisir à t’approprier leur existence scélérate. Qu’as-tu fait de ton courage ? De ton impulsivité ? De ton goût du risque ?
— Ces hommes que tu me destines sont-ils des scélérats ?
Un instant, ses yeux se rétrécirent.
— Serais-tu lâche, après tout ? La grandeur de mon dessein t’effrayerai-t-elle ? Car supprimer une vie ne doit pas beaucoup te gêner.
— Tu te trompes. Ça m’a toujours gêné. Mais oui, la grandeur de ton dessein me terrifie. Ce chaos, cette violation des principes moraux me révolte. Ce n’est pas de la lâcheté, pour autant que je sache.
Comme j’avais l’air calme, sûr de moi. Ce n’était qu’une apparence, et elle le savait.
— Permets-moi de te dire que ta révolte est inutile, car tu ne peux m’arrêter. Je t’aime, tu le sais. J’aime ton visage. Il me remplit de bonheur. Mais il serait absurde de croire que tu puisses avoir une quelconque influence sur moi.
Nous nous fixâmes en silence. J’essayais de trouver les mots qui décriraient sa grâce si semblable à celle des princesses aux noms depuis longtemps oubliés sur les fresques égyptiennes. J’essayais de comprendre pourquoi rien que de la regarder mon cœur se serrait. Et pourtant je ne me souciais pas de sa beauté. Seule notre conversation me préoccupait.
— Pourquoi avoir choisi ce moyen ? demandai-je.
— Tu le sais, répondit-elle avec un sourire patient. C’est le meilleur. L’unique. Le fruit de siècles de méditations.
— Mais c’est une erreur, une erreur abominable.
— Non, ce n’est pas une erreur. T’imagines-tu que j’agis sur un coup de tête ? Je ne prends pas mes décisions comme toi, mon prince. Ta spontanéité juvénile m’est très chère, mais il y a longtemps que j’ai perdu cette fraîcheur. Ton esprit fonctionne à l’échelle d’une vie humaine faite de projets et de plaisirs dérisoires. J’ai mûri durant des siècles mon dessein pour ce monde qui, désormais, m’appartient. Et je suis certaine que je dois procéder ainsi. Je ne peux pas métamorphoser ce monde en un jardin, créer le paradis rêvé par l’humanité, à moins d’éliminer la presque totalité du sexe masculin.
— Tu as donc l’intention de massacrer quarante pour cent de la population ? Quatre-vingt-dix pour cent des hommes ?
— Nies-tu que cela mettra un terme aux guerres, aux viols, aux brutalités ?
— Mais la question...
— Non, réponds-moi d’abord. Nies-tu que cela mettra un terme aux guerres, aux viols, aux brutalités ?
— Tuer tout le monde y mettrait également un terme !
— Ne joue pas avec les mots. Réponds à ma question.
— Ton projet n’est-il pas un jeu, lui aussi ? Le prix en est inacceptable. C’est de la folie. Un génocide. Une aberration.
— Calme-toi. Tes propos sont incohérents. Ce que j’ai accompli jusqu’ici n’est que le juste retour des choses. As-tu oublié que les peuples ont jadis limité le nombre de leurs enfants du sexe féminin ? Qu’ils les ont tués par millions pour ne garder que les garçons afin d’en faire des guerriers ? Tu ne peux imaginer l’étendue de ce massacre.
« Les femmes domineront désormais les hommes, et les guerres cesseront. Et que dis-tu des autres crimes perpétrés par les hommes contre les femmes ? Si un peuple avait été coupable de telles atrocités envers un autre, n’aurait-il pas été mis au ban des nations ? Et pourtant, jour et nuit, à travers le globe, l’horreur se perpétue. »
— D’accord. Tu as raison. Entièrement raison. Mais ta solution en est-elle meilleure pour autant ? Ce carnage est immonde. Si tu veux vraiment régner...
Même cette hypothèse me semblait extravagante. Je songeai aux paroles prononcées par Marius à l’époque lointaine des perruques poudrées et des escarpins de satin – le christianisme était en voie de disparition, pensait-il, et peut-être qu’aucune religion nouvelle ne le remplacerait.
« Qui sait si une civilisation plus extraordinaire ne naîtra pas des cendres de la religion, avait-il suggéré, si le monde ne progressera pas vraiment, sans plus se soucier des dieux et des déesses, des démons et des anges...»
N’était-ce pas la véritable destinée de cette terre ? La destinée vers laquelle elle se dirigeait d’elle-même ?
— Quel utopiste tu es, mon bel archange, me lança-t-elle sévèrement. Avec quel soin tu choisis tes chimères ! Regarde les pays du Moyen-Orient, où les tribus du désert, maintenant enrichies grâce au pétrole qu’elles ont tiré des sables, s’exterminent les unes les autres au nom d’Allah ! La religion n’est pas morte ; elle durera toujours. Toi et ton Marius, vous raisonnez comme des joueurs d’échecs, et vos idées ne valent pas mieux que les pièces de ce jeu. Vous ne voyez pas au-delà de l’échiquier où vous les manœuvrez de case en case selon la tactique qui sied à vos âmes douillettes et étriquées.
— Tu as tort, rétorquai-je, furieux. Peut-être pas à notre sujet. Mais nous ne comptons pas. A propos de ce dessein que tu as mis en œuvre. Tu te trompes du tout au tout.
— Non, je ne me trompe pas. Et personne au monde ne pourra m’arrêter. Nous assisterons, pour la première fois depuis qu’un homme a levé son gourdin sur son frère, à la naissance d’une société gouvernée par les femmes. Nous verrons ce qu’elles ont à apprendre aux hommes. Et lorsqu’ils auront appris, alors seulement ils pourront revenir se mêler aux femmes.
— Il y a sûrement un autre moyen. Grands dieux, je suis aussi médiocre, aussi faible que la plupart des hommes qui ont hanté cette terre. Je ne peux pas te convaincre de leur laisser la vie sauve. Je serais incapable de plaider ma propre cause. Mais, Akasha, pour l’amour des êtres vivants, je te conjure de renoncer à ce carnage...
— C’est toi qui me parles de carnage ? Dis-moi la valeur d’une vie humaine, Lestat ? Combien de mortels as-tu expédiés dans la tombe ? Nos mains sont souillées de sang, du même sang qui coule dans nos veines.
— En effet. Et aucun de nous ne possède la sagesse ni la science infuses. Je te supplie d’arrêter, de réfléchir... Sûrement, Marius...
— Marius ! se moqua-t-elle doucement. Que t’a appris Marius ? Que t’a-t-il apporté, véritablement apporté ?
Je ne répondis pas. J’en étais incapable. Et sa grâce me troublait. La rondeur de ses bras. La fossette au creux de sa joue.
— Mon chéri, me dit-elle, le visage soudain aussi tendre que la voix. Songe à ce Jardin Sauvage régi par les seuls principes esthétiques auxquels tu aspires, songe aux lois qui président à l’évolution de la création tout entière, de ses couleurs et de ses formes dans leur magnificence et leur glorieuse multiplicité. La beauté est omniprésente dans la nature, et partout elle est associée à la mort. Moi, j’édifierai un paradis, un paradis éternel, qui transcendera la nature ! Je la purifierai de sa violence primitive. Ne comprends-tu pas que les hommes ne feront jamais que rêver de paix alors que les femmes sont capables de réaliser ce rêve ? Ma vision est ancrée dans le cœur de chacune d’entre elles. Mais elle ne peut survivre au feu destructeur des hommes. Et ce feu est si terrible que la terre elle-même risque de s’y engloutir.
— Et si un élément t’échappait dans cette grandiose construction ? hésitai-je, cherchant les mots justes. Si la dualité du masculin et du féminin était indispensable à l’être humain ? Si les femmes avaient besoin des hommes ? Si elles se rebellaient et cherchaient à les protéger ? Le monde ne se réduit pas à cet îlot barbare ! Toutes les femmes ne sont pas des paysannes aveuglées par tes mirages !
Elle se rapprocha, et la lumière joua sur ses traits.
— Tu crois vraiment que les hommes répondent à l’aspiration des femmes ? C’est ça ce que tu essayes de m’expliquer ? Dans ce cas, nous en épargnerons une poignée de plus et nous les parquerons là où les femmes pourront venir les regarder comme elles t’ont regardé, les toucher comme elles t’ont touché. Où elles auront tout loisir d’en user quand bon leur semblera. Et je t’assure que leur captivité sera plus douce que les traitements qu’ils ont fait subir aux femmes.
Je poussai un soupir. Inutile de discuter. Elle avait tout à la fois totalement raison et totalement tort.
— Tu te sous-estimes, car je connais tes arguments. Durant des siècles, je les ai pesés. Là où tu te trompes, c’est en pensant que mon esprit se restreint aux limites de l’humain. Pour me comprendre, il te faudrait t’élever à des sphères autrement supérieures. Et tu aurais plus vite fait, mon pauvre prince, de percer les mystères de la désintégration de la matière ou de la formation des trous noirs dans l’espace.
— Il doit bien y avoir un moyen d’éviter la mort, d’en triompher.
— Ce que tu demandes là, mon archange, est contraire à la nature. (Elle s’interrompit, soudain anxieuse, ou plutôt bouleversée par les mots qu’elle venait de prononcer.) Mettre un terme à la mort, souffla-t-elle, révélant une douleur secrète. Mettre un terme à la mort, répéta-t-elle.
Mais elle n’avait plus conscience de ma présence. Je l’observai qui fermait les yeux et portait les mains à ses tempes.
Les voix l’envahissaient, de nouveau. Elle les laissait déferler. A moins qu’elle ne fût incapable de les endiguer. Elle murmura quelques syllabes incompréhensibles dans une langue ancienne. Je fus étonné de son apparente vulnérabilité. La clameur semblait l’isoler du monde. Son regard erra à travers la pièce avant de se poser sur moi et de s’éclairer.
J’étais interdit, accablé. Combien dérisoire avait été ma conception du pouvoir ! Terrasser une poignée d’adversaires, être vénéré comme un symbole par les mortels ; jouer un rôle dans le drame de l’existence, un drame sans commune mesure avec mon insignifiance, un drame dont l’étude pouvait occuper l’esprit d’un être durant des millénaires. Et soudain, nous échappions au temps, à la morale ; nous étions capables de renverser des systèmes de pensée. Ou n’était-ce qu’une illusion ? Combien d’autres avaient poursuivi ce but, à leur manière ?
— Ils n’étaient pas immortels, mon bien-aimé.
Son ton était presque implorant.
— Mais nous ne le sommes que par accident, répliquai-je. Nous n’aurions jamais dû voir le jour.
— Ne parle pas ainsi !
— C’est plus fort que moi.
— Peu importe, désormais. Quand donc arriveras-tu à comprendre la valeur relative des choses ? Je n’invoquerai pas de raison suprême pour justifier mon dessein, seulement des motifs simples et pragmatiques. La façon dont nous sommes nés n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que nous ayons survécu. Tu ne vois donc pas que de cette survivance miraculeuse procéderont tous les autres miracles ?
Pris de panique, je secouai la tête. Le musée que les villageois venaient de brûler m’apparut. Les statues noircies et éparpillées sur le sol. Le sentiment de cette perte me déchira.
— Ni l’histoire, ni l’art ne sont essentiels, dit-elle. Ces notions impliquent une continuité qui n’existe pas. Elles satisfont notre besoin de modèles, de sens. Mais nous sommes leurs dupes au bout du compte, car c’est à nous de donner un sens à l’univers.
Je lui tournai le dos, de crainte de me laisser ensorceler par sa détermination, sa beauté, l’éclat de ses yeux noirs. Je sentis ses mains sur mes épaules, ses lèvres contre ma nuque.
— Dans très longtemps, murmura-t-elle, quand mon jardin aura fleuri bien des étés, quand le viol et la guerre ne seront plus que des souvenirs et que les femmes regarderont les vieux films documentaires sans parvenir à croire que pareilles horreurs aient pu être accomplies ; quand les valeurs des femmes seront gravées aussi profondément dans les mœurs que l’agressivité virile aujourd’hui, alors les hommes pourront peut-être revenir. Lentement, leur nombre s’accroîtra. Les enfants grandiront dans un monde où le viol et la guerre seront inconcevables. Et alors... alors seulement... lorsque cette société nouvelle sera prête à les recevoir, les hommes resurgiront.
— Ça ne marchera pas. C’est impossible.
— Pourquoi dis-tu ça ? Regarde la nature, comme tu t’y obstinais tout à l’heure. Promène-toi dans le jardin qui entoure la villa. Observe les abeilles dans leurs ruches, les fourmis laborieuses. Ce sont des femelles, mon prince, des millions de femelles. Le mâle n’est qu’une aberration, un spécimen destiné à la reproduction. Elles ont acquis, longtemps avant moi, la sage habitude de limiter l’espèce mâle. Et nous vivons désormais une période où les hommes n’ont plus guère d’utilité. Explique-moi, mon prince, à quoi servent-ils, sinon à protéger les femmes des autres mâles ?
— Pourquoi tiens-tu à me mêler à cette tuerie ? m’écriai-je, désespéré, en me retournant pour la braver. Pourquoi as-tu fait de moi ton prince consort ? Pour l’amour du ciel, pourquoi ne me massacres-tu pas avec le reste des hommes ? Choisis un autre immortel, un ancien qui a soif de pouvoir. Tu n’auras aucun mal à en trouver un. Moi, je ne veux pas régenter le monde. Je ne veux rien régenter du tout. Jamais cette idée ne m’a effleuré.
Son expression changea imperceptiblement. Une tristesse vague, fugitive obscurcit un instant son regard. Ses lèvres tremblèrent, comme si elle essayait de dire quelque chose et n’y parvenait pas. Puis, elle me répondit :
— Lestat, si le monde entier devait être détruit, je t’épargnerais. Aussi insensé que cela puisse paraître, tes défauts étincellent à l’égal de tes qualités. Mais au plus profond de moi, je t’aime parce que tu incarnes tout ce qui est mauvais dans les créatures mâles. Tu es agressif, haineux, téméraire, doué d’une faconde intarissable quand il s’agit d’excuser la violence – tu es la quintessence même de la masculinité. Et une telle pureté est extraordinaire. Mais uniquement parce que désormais, elle peut être contrôlée.
— Par toi, bien entendu.
— Oui, mon chéri. Tel est le destin qui m’a été tracé. Et même si personne ne l’approuve, je mènerai à bien ma mission. Pour l’heure, c’est le feu masculin qui éclaire et ravage le monde, mais lorsque le brasier sera éteint, tu brilleras d’une flamme encore plus éclatante, tu resplendiras comme une torche.
— Tu vas dans mon sens, Akasha ! Ne penses-tu pas que les âmes des femmes ont besoin de ce feu ? Seigneur, tu réorganiserais la voûte céleste elle-même !
— Oui, leurs âmes ont besoin de ce feu. Elles ont besoin de le contempler à travers l’éclat d’une torche ou d’une bougie. Et non pas comme aujourd’hui de s’y brûler. Aucune femme au monde n’a jamais voulu de cette fournaise dévastatrice. Elles désirent sa lumière, ma beauté, sa lumière ! Et sa chaleur ! Mais pas son pouvoir destructeur. Elles ne sont pas folles.
— D’accord. Admettons que tu accomplisses ton dessein. Que tu déclenches ce cataclysme et qu’il balaye le monde – note que je suis sceptique. Mais si tu y parviens, n’y a-t-il rien sous ces cieux pour réclamer réparation ? Avec ou sans dieux, ne devrons-nous pas, toi, moi, les humains eux-mêmes, expier ce crime ?
— Ce crime, pour te citer, aura ouvert la porte au bonheur, ainsi s’en souviendront les générations futures. Et plus jamais la population mâle ne croîtra dans de telles proportions, car qui voudrait que se reproduisent de pareilles horreurs ?
— Oblige les hommes à t’obéir. Éblouis-les comme tu as ébloui les femmes, comme tu m’as ébloui.
— Mais, Lestat, jamais ils ne se plieraient à ma volonté. Tu as l’intention de t’y plier, toi ? Eux aussi préféreraient mourir. Je ne ferais que leur donner une nouvelle raison de se rebeller, à supposer qu’ils en aient besoin. Ils se rassembleraient et résisteraient héroïquement. Une déesse à combattre, quelle aubaine ! Ces vaines révoltes ne se répéteront déjà que trop souvent. Les hommes ne peuvent s’empêcher de réagir en homme. Je ne parviendrais à régner qu’en les opprimant, en les massacrant. Ce serait le chaos. Alors qu’ainsi l’enchaînement de la violence cessera. Une ère de paix débutera.
J’avais retrouvé mon calme. Dans ma tête se bousculaient mille répliques que je rejetais aussitôt. Sa détermination était bien arrêtée. Et à dire vrai, un grand nombre de ses arguments étaient justes.
Mais quelle idée ! un monde sans hommes. Oh ! non, ne te laisse pas tenter par ce mirage. Ne... Cependant la vision réapparut, la vision que j’avais entraperçue dans ce bidonville, celle d’un univers débarrassé de la peur.
Je m’imaginais essayant d’expliquer aux femmes le comportement des hommes. Leur expliquer qu’à une époque les rues des villes étaient des coupe-gorge. Leur expliquer ce que le viol signifiait pour les mâles de leur espèce. Et je voyais leur expression interloquée, tandis qu’elles tentaient de comprendre, d’accomplir ce saut dans l’inconcevable. Je sentais la douceur de leurs mains sur mon corps.
— C’est de la folie, haletai-je.
— Pourquoi me combats-tu si durement, mon prince, murmura-t-elle, un accent amer, douloureux dans la voix.
Elle se rapprocha. Si elle m’embrassait, j’allais me mettre à pleurer. J’avais cru savoir ce qu’était la beauté des femmes, mais la sienne me semblait indicible.
— Mon prince, chuchota-t-elle. Mon dessein est parfaitement logique. Un monde dans lequel on épargne un petit nombre d’individus mâles pour la reproduction est un monde de femmes. Et ce monde révolutionnera notre histoire sanglante, cette histoire où les hommes d’aujourd’hui cultivent des bactéries dans des éprouvettes afin de ravager des continents sous les armes chimiques et fabriquent des bombes capables de catapulter le globe hors de son orbite.
— Et si certaines femmes privilégiaient leurs caractères masculins, à l’exemple des hommes qui souvent développent une féminité lorsqu’ils sont séparés de leurs compagnes ?
— Ton objection est absurde. Ces distinctions ne sont jamais que superficielles. Les femmes restent des femmes ! Tu conçois une guerre menée par des femmes ? Réponds, sois sincère. Tu imagines des hordes de femmes parcourant la campagne dans le but de piller ? Ou de violer ? Ton idée est grotesque. Les rares brebis égarées seraient vite châtiées. A l’inverse, un changement majeur s’opérera. La paix a toujours été possible sur cette terre, il y a toujours eu des êtres prêts à la réaliser et à la préserver, et ces êtres étaient les femmes. A condition que soient écartés les hommes.
Atterré, je m’assis au bord du lit, et me pris la tête dans les mains. Mon Dieu, mon Dieu ! Pourquoi cette supplique me revenait-elle sans cesse à l’esprit ? Dieu n’existait pas ! J’étais dans cette pièce avec la seule divinité qui fût.
Elle éclata d’un rire triomphant.
— En effet, mon adoré, s’écria-t-elle en me saisissant la main et en m’obligeant à lever la tête. Mais avoue, cette histoire ne t’excite-t-elle pas un peu ?
Je la regardai.
— Que veux-tu dire ?
— Toi, mon vif-argent. Toi qui as métamorphosé cette enfant, Claudia, en buveur de sang, uniquement par curiosité (une ironie affectueuse perçait dans sa voix), allons, tu n’as pas envie de voir ce qui se passera si tous les hommes disparaissent de la surface du globe ? Ça n’aiguise pas ta curiosité ? Sois sincère. L’idée est affriolante, non ?
J’esquissai un signe de dénégation.
— Lâche, souffla-t-elle.
Personne ne m’avait jamais traité de lâche.
— Lâche, répéta-t-elle. Tu n’es qu’une larve aux rêves étriqués.
— Peut-être n’y aurait-il ni guerre, ni viol, ni exaction, si tous les gens étaient des larves, comme tu me qualifies si obligeamment.
Elle eut un rire plein d’indulgence.
— Nous pourrions discuter indéfiniment, murmura-t-elle. Mais bientôt nous saurons. Le monde sera tel que je l’entends, et nous verrons ce qui s’ensuit.
Elle s’assit à mes côtés. Un instant, je crus devenir fou. Elle noua ses bras autour de mon cou. Jamais corps féminin ne m’avait semblé plus doux, plus offert, plus sensuel. Pourtant, elle était si forte, si dure.
La lumière des lampes s’estompait. Et le ciel au-dehors brillait d’un éclat indigo.
— Akasha, soupirai-je.
Je contemplai les étoiles, par-delà la terrasse. Je voulus dire quelque chose, quelque chose de décisif qui balayerait toutes ses objections ; mais la torpeur me gagnait. Elle m’avait sûrement envoûté, et hélas, la certitude que j’en avais ne me délivrait pas de ce sortilège. Je sentis ses lèvres sur les miennes, je sentis le satin de sa peau.
— Oui, repose-toi, mon ange. Et à ton réveil, les victimes t’attendront.
— Les victimes...
Rêvant à demi, je la serrais contre moi.
— Dors, à présent. Tu es encore jeune et fragile. Mon sang te modèle, te métamorphose, te parfait.
Il me détruit plutôt ; il mine mon cœur, ma volonté. J’eus vaguement conscience de bouger mes membres, de m’allonger sur le lit. Je m’enfonçai dans les coussins, prisonnier de sa chevelure soyeuse, de ses doigts, de sa bouche. Elle m’embrassa, et le sang bouillonna sous ma langue.
— Écoute les fleurs s’ouvrir, murmura-t-elle. Écoute la mer. Tu peux les entendre, maintenant. Tu peux entendre les minuscules créatures bruire au fond de l’eau. Tu peux entendre les dauphins chanter.
Je dérivais. En sûreté au creux de son épaule. Elle, la toute-puissante, celle qui semait la terreur.
Oublie l’odeur âcre des cadavres sur les bûchers. Oui, écoute les vagues se briser sur le sable, le pétale se détacher et tomber sur le dallage. Le monde s’écroule, et je n’y peux rien, je suis dans ses bras et je m’endors.
— Tu n’es pas le premier à oublier, mon amour, m’apaisa-t-elle. Comme des millions de mortels chaque nuit, tu t’évades de ce monde de souffrance et de mort.
L’obscurité. Des images splendides défilaient dans ma tête. Un palais encore plus merveilleux que celui-ci. Des victimes. Des servantes. Une existence fabuleuse.
— Oui, mon chéri, tout ce que tu désires. L’univers à tes pieds. Je te ferai bâtir des milliers de palais par tes adoratrices. Rien de plus facile. Et songe à la chasse, mon prince. Songe à la battue, avant que les hommes ne soient tous exterminés. Car ils chercheront à t’échapper, ils se cacheront, et tu les traqueras.
Dans la pénombre qui précède les rêves, je me vis planer dans le ciel, comme les héros antiques, au-dessus de vastes étendues où clignotaient leurs feux de camp.
En bande, comme les loups, ils sillonneraient les villes et les bois, n’osant se montrer que de jour, pendant que nous dormirions. La nuit tombée, nous surgirions, capterions pour les repérer leurs pensées, l’odeur de leur sang, les murmures des femmes qui les auraient aperçus ou peut-être même hébergés. Alors nous fondrions sur eux, nous les éliminerions un à un, à l’exception de ceux que nous voudrions vivants et que nous saignerions lentement, impitoyablement.
Et de cette guérilla meurtrière naîtrait la paix ? De ce jeu immonde, le paradis ?
Je m’efforçai d’ouvrir les yeux. Elle posa ses lèvres sur mes paupières.
Le rêve m’engloutit.
Une plaine aride, le sol craquelé. Une forme se dresse, repoussant les mottes de terre sèches. Cette forme, c’est moi. Moi qui marche à travers ce désert tandis que le soleil décline à l’horizon. Le ciel est encore clair. Je regarde les guenilles immondes qui me recouvrent. Mais non, ce n’est pas moi. Je ne suis que Lestat. Et j’ai peur. Si seulement Gabrielle était là. Et Louis. Peut-être Louis parviendrait-il à la convaincre ? Ah, Louis, de nous tous, celui qui sait...
L’autre rêve surgit. Les deux femmes rousses agenouillées devant l’autel où repose le corps – le corps de leur mère qu’elles s’apprêtent à dévorer. Oui, c’est leur devoir, leur droit sacré – manger le cerveau et le cœur. Mais elles ne le feront jamais car quelque chose d’atroce interrompt toujours le sacrifice. Les soldats arrivent... J’aimerais tant comprendre.
Le sang.
Je me réveillai en sursaut. J’avais dormi des heures. La chambre était plus fraîche, le ciel merveilleusement transparent à travers les portes-fenêtres ouvertes. La lumière qui emplissait la pièce rayonnait de son corps.
— Les femmes attendent, et les victimes ont peur.
Les victimes. La tête me tournait. Ce sang délectable.
De toute façon, ces hommes étaient condamnés. Ces jeunes mâles dont elle me faisait présent.
— Oui. Mais viens, ne prolonge pas leurs souffrances.
Hébété, je me levai. Elle m’enveloppa dans une longue cape, plus simple que la sienne, mais chaude et douce au toucher. Puis elle plongea ses mains dans mes cheveux.
— Les hommes, les femmes, tout ne se résumerait qu’à cet antagonisme ? murmurai-je.
Mon corps titubait de sommeil. Mais ce sang qui m’attendait !
Ses doigts effleurèrent ma joue. Je pleurais encore ?
Nous quittâmes la chambre et longeâmes un large palier jusqu’à un escalier qui menait à une immense salle. Des candélabres partout. Une pénombre voluptueuse.
Des femmes, deux cents peut-être ou plus, assemblées au centre de la pièce, immobiles, le visage levé vers nous, les mains jointes comme pour la prière.
Malgré leur recueillement, elles tranchaient par leur allure barbare sur le mobilier italien orné de bronze. Tout à coup, sa phrase me revint à l’esprit : « Ni l’histoire ni l’art ne sont essentiels. » Je fus pris de vertige. Sur les murs couraient ces peintures vaporeuses du XVIIIe siècle, parsemées de nuages moirés, d’anges joufflus et de ciels d’azur.
Ignorant ce faste qui ne les avait jamais touchées et ne signifiant rien pour elles, les femmes contemplaient nos silhouettes sur le palier, vision qui s’évanouit dans un éclair de murmures et de couleurs pour se matérialiser soudain au pied de l’escalier.
Des soupirs s’élevèrent, des mains se dressèrent comme pour protéger les têtes inclinées d’une explosion de lumières. Puis, tous les yeux se fixèrent sur la Reine des Cieux et son prince consort, le prince quelque peu secoué, se mordant les lèvres, essayant de comprendre cet horrible cérémonial, cet horrible mélange d’adoration et de sacrifice humain.
On amena les trois victimes. Des spécimens magnifiques. La peau sombre, le cheveu noir. Des Méditerranéens. Aussi beaux que leurs jeunes compagnes. Ces mêmes corps trapus et musclés qui depuis des siècles avaient inspiré les artistes. Les pupilles noires comme de l’encre, le visage glabre. L’air sournois, hargneux, guettant les créatures surnaturelles qui avaient décrété la mort de leurs frères à travers le globe.
Nus jusqu’à la taille, ils étaient étroitement ligotés avec des courroies – sans doute leurs propres ceintures et celles de leurs compagnons assassinés. Même leurs chevilles étaient entravées. Un seul d’entre eux tremblait, tout autant de rage que de peur. Subitement, il se mit à se débattre. Les deux autres se tournèrent vers lui et suivirent son exemple.
Mais la masse des femmes se referma sur eux, les forçant à s’agenouiller. A la vue des courroies qui entaillaient la chair sombre de leurs bras, je sentis le désir monter en moi. Pourquoi ce spectacle m’excitait-il autant ? Et les mains des femmes, ces mains crispées et menaçantes qui pouvaient se faire si douces, ces mains les immobilisaient. Incapables de lutter contre cette multitude, ils se soumirent, et celui qui s’était révolté le premier me défia d’un regard accusateur.
Démons, diables, suppôts de l’enfer ! Qui d’autre aurait pu ainsi ravager son monde ? Les ténèbres engloutissent la terre ! Voilà ce que je lisais dans son cerveau.
Mais la convoitise me tenaillait. Tu vas mourir, et c’est moi qui te tuerai ! Il parut pénétrer ma, pensée. Et une haine féroce contre les femmes se déchaîna en lui. Une haine peuplée d’images de viol et de vengeance qui me fit sourire. Pourtant, je le comprenais. Je le comprenais du plus profond de mon âme. Il était si facile de partager son mépris, son indignation devant la trahison des femmes, ces esclaves qui soudain s’insurgeaient dans la lutte séculaire ! Un voile noir m’enveloppa, le voile obscur de ces fantasmes expiatoires.
Je sentis les doigts d’Akasha sur mon bras. L’exultation, le sentiment de béatitude revint. Je tentai d’y résister. Sans succès cette fois encore. Et le désir ne s’éteignait pas. J’en avais la bouche sèche, maintenant.
Oui, jouis de cet instant, deviens-en le pur instrument. Que le sacrifice commence.
A leur tour, les femmes ployèrent les genoux. Les hommes, les yeux vitreux, les lèvres entrouvertes et frémissantes, parurent se calmer.
J’examinai les épaules musclées du premier, l’indocile. J’imaginais comme toujours en pareils moments le contact rêche de sa gorge contre ma bouche quand mes dents transperceraient sa peau – pas la peau glacée de la déesse, une peau humaine tiède et imprégnée de sel.
Oui, mon bien-aimé. Prends-le. Sacrifie-le, tu le mérites. Tu es un dieu à présent. Sais-tu combien d’autres t’attendent ?
Les femmes semblaient connaître le rituel. Elles le relevèrent. Il lutta encore un peu, mais quand je le saisis, son corps épuisé se convulsa une dernière fois. Je ne maîtrisais pas encore ma force et refermai ma main trop brutalement sur son crâne. J’entendis les os craquer lorsque mes dents s’enfoncèrent dans sa chair. La mort vint instantanément tant ma première gorgée fut longue. Je brûlais d’impatience. Ce corps saigné en une seconde ne suffisait pas à étancher ma soif.
Aussitôt je m’emparai de la victime suivante, m’efforçant à plus de lenteur, afin de m’abîmer avec elle dans les ténèbres, comme je l’avais souvent fait, et sentir palpiter son âme. Oui, cette âme qui me divulguait ses secrets tandis que le sang jaillissait de l’artère et que j’en emplissais ma bouche avant de l’avaler. Mon frère. Je suis désolé, mon frère. Puis, titubant, je foulai le cadavre aux pieds.
— Le dernier. Donnez-le-moi.
Aucune résistance. Il me fixa avec sérénité, comme si une lumière l’habitait et qu’il avait trouvé refuge dans la théorie ou la foi. Je l’attirai – du calme, Lestat ! – et puisai à cette source bénie la mort lente, profonde dont j’avais faim, son cœur battant à tout rompre comme si jamais il ne s’arrêterait, un ultime soupir sur ses lèvres, ma vue encore brouillée, les images déjà estompées de sa brève et banale existence soudain réduites à une étincelle fulgurante. Je relâchai mon étreinte.
Son corps retomba, vide de toute image.
Il ne restait plus que la salle éclairée, les femmes en extase.
Le silence. Pas un mouvement. Seul emplissait la pièce le bruit de la mer, ce mugissement lointain et monotone.
Alors retentit dans ma tête la voix d’Akasha.
Les hommes ont maintenant expié leurs péchés. Aimez ceux qui ont été épargnés, veillez sur eux. Mais ne leur rendez jamais la liberté, car ils vous ont opprimées.
Soudain la vérité se fit dans mon esprit.
La sensualité brutale dont ces femmes venaient d’être témoins devait à jamais graver dans leur mémoire la violence inhérente à l’espèce mâle pour toujours asservie. Les hommes avaient été immolés sur l’autel de leur propre violence.
Somme toute, ces femmes avaient assisté à un rite transcendant : au sacrifice renouvelé de la messe. Et elles y participeraient encore afin de ne jamais oublier.
Ce paradoxe me plongeait dans le trouble le plus profond. Mes petites ambitions d’hier resurgissaient pour me torturer. J’avais voulu que les mortels me célèbrent. J’avais voulu être le symbole du mal sur le théâtre du monde, et par là même accomplir le bien.
Et je l’étais en effet à présent, j’étais l’image même du mal, un mythe vivant dans l’esprit de ces âmes simples, ainsi qu’Akasha me l’avait promis. Une petite voix me martelait à l’oreille ce vieil adage : « Méfie-toi de tes souhaits, car ils risquent d’être exaucés. »
Oui, c’était bien là le ver dans le fruit : tout ce que j’avais souhaité s’était réalisé. Quand je l’avais embrassée dans le mausolée, j’avais désiré la réveiller, j’avais rêvé de posséder son pouvoir ; et maintenant, nous étions réunis, elle et moi. Les hymnes résonnaient autour de nous. Les chants de triomphe. Les cris de joie.
Les portes du palais s’ouvrirent toutes grandes.
Dans tout l’éclat de notre splendeur et de notre magie, nous nous élevions dans les airs, franchissions le seuil de l’ancienne demeure, volions au-dessus de ses toits, au-dessus des eaux scintillantes, jusque dans la lente trajectoire des étoiles.
Je n’avais plus peur de tomber. Je n’éprouvais plus de peurs aussi dérisoires. Car mon être, aussi insignifiant fût-il, était assailli de terreurs qui dépassaient tout ce que mon imagination pouvait concevoir.